Le conte du sceptique et du caveur de truffe

Il y avait, il y a fort longtemps, dans la région, un sorcier, rebouteux, braconnier, rabassier (caveur de truffes). Bien sûr, il n'aimait pas qu'on le suive dans les bois de chênes ou sur les berges du Colostre et il savait à merveille se glisser dans la nature.
On allait le voir pour un bijou égaré, un tour de rein, un rhumatisme ou un mauvais rhume. Il soignait aussi les animaux. On accusait son chien d'être aussi sorcier que son maître, en fait c'était un brave bougre de basset griffonné, auxiliaire précieux et indispensable pour rechercher les truffes...
Un homme avait dû quitter jeune la région quand ses parents moururent, il y revint vivre avec une pension qui lui permit de retaper la petite maison familiale et de vivoter en jardinant et en relisant sans cesse les mêmes livres qu'il avait ramenés dans une grande malle métallique.
La ville l'avait converti au culte de la lecture et de la science et avait fait de lui un esprit fort. Cependant pour quelque lumbago douloureux, il eut un jour recours au rebouteux qui le calma. Le sorcier ne voulut pas d'argent pour ses services. L'homme alors lui offrit un cadeau qui lui semblait des plus précieux : un livre, un livre sur la botanique avec des croquis scientifiques. Le brave rebouteux fut d'autant plus touché par ce don, qu'il ne savait pas lire.
Il s'établit alors peu à peu une amitié, puis une complicité entre les deux solitaires. Le braconnier n'avoua jamais qu'il ne savait pas lire, mais il confia qu'il ne mangeait jamais les truffes qu'il cavait et vendait ou troquait.
L'esprit fort eut le bon goût de ne pas rire quand il apprit que le caveur de truffes croyait dur comme fer que les truffes étaient les désirs solidifiés des gens morts de concupiscence et que c'était pour cela qu'elles avaient la couleur noire.
Il y eut de belles discussions, le soir après la brochette de grives ou le perdreau rôti que partageaient les deux amis. L'un parlait de champignon inoffensif, l'autre assenait des preuves : son chien avait été saisi de fureur érotique après avoir croqué une petite truffe et la chienne de la ferme voisine avait eu douze chiots, pas moins ! ... "Et ça, c'était une preuve scientifique !"
L'amitié ne fut jamais entamée par ces discussions...
Survint un jour la "femme" sous les traits d'une veuve qui allait frôler bientôt l'opulente quarantaine. La dame avait quelques terrains qui lézardaient au soleil l'été et se gelaient l'hiver. Les bras et la pension de l'esprit fort n'était pas dénués de charmes utiles. On se rapprocha par tiers interposés et un mariage fut conclu que le rebouteux approuva dès qu'il sut être l'invité bienvenu du futur ménage.
La raison a toujours eu du mal à commander les sentiments. L'esprit fort pris conscience de son long célibat et se mit à douter, non pas de son élan pour sa promise, mais de sa capacité à l'exprimer. En la matiére, le doute entretient le doute et le doute entraîne la déficience.
L'esprit fort confia au rebouteux sa crainte d'avoir les aiguillettes nouées par le doute.
La veille des noces dans une soirée rendue cristalline par le Mistral de janvier, le rebouteux invita son ami à un dernier repas de célibataires. Pour la circonstance il fit une brouillade de truffes un peu rustique, mais solidement parfumée de trois magnifiques truffes râpées dans les oeufs avec beaucoup d'amitié.
L'esprit fort fut touché de cette attention ; il mangea tout seul l'omelette à laquelle son ami ne voulut, bien sûr, pas toucher.
Le lendemain il épousa la veuve.
Dix lunes plus tard naquirent chez l'esprit fort les premiers triplés de la région. Ils étaient magnifiques !
&Le rebouteux vint complimenter son ami de lui affirma : "C'est scientifique, je te dis !".
L'esprit fort se demanda jusqu'à la fin de sa vie ce qu'il en eut été si l'omelette avait été faite avec cinq truffes !


No products

To be determined Shipping
0,00 € Total

Check out